Cher Theus,
Un mauvais rêve. Devant moi, de gros sacs de sable empilés, ambiance guerre de 1914 et tranchées, difficiles à escalader. Chaque fois que j’en franchis un, mon horizon est dégagé, du plat à perte de vue, je marche, je cours, mon sac trop rempli est lourd, mais j’avance, pendant dix minutes, je gagne du terrain, la sueur ruisselle à mes tempes, à mes aisselles, mon tee-shirt colle à ma poitrine, puis bing, je me retrouve nez à nez avec un nouveau mur de sacs. Moins haut, un peu différent, mais un mur quand même. J’escalade, je remonte, je traverse, puis rebelote. Quand c’est comme ça, jeu vidéo bas de gamme à l’infini, et que tu vois le gars qui empile les foutus sacs, qu’il ne lève pas la tête lorsque tu t’adresses à lui, arrête de sourire, arrête de dire bon c’est pas grave, il ne se rend pas compte, ça me fait les cuisses, et puis lui il a décidé de tester ma résistance, c’est juste un parcours d’obstacles. Non, parfois oublie la politesse, la douce mélodie de tes vers préférés, la retenue pacifique, mesurée, toute la frangipane sucrée et sociétale.
Un souffle s’abat comme une massue et des mots fusent, décochent des flèches d’indignation. On commence avec scolopendre, vermisseau, sale type, sbire de Trump, ça t’amuse de me mettre des bâtons dans les roues, puis on passe à t’en as pas marre, disparais, t’as vu ta tronche, sale con!
Hé, c’est pour quand la justice, les mecs ?
Je suis en colère. A être résolument doux, on oublie de se défendre.
Des insectes grimpent sur mon écran et, Theus, parce que je te connais, parce que je t’adore, je sais que tu es l’un d’eux, à te balader sur mon écran, à m’observer, à scruter mes jambes qui se croisent et se décroisent, mes sourcils qui se froncent et ne se défroncent pas.
Tu es un minuscule insecte à l’abdomen zébré, je t’ai reconnu. C’était assez sensuel de te sentir aller et venir sur mon poignet ce soir. Je t’ai caressé et tu as sauté. J’ai du mal à me transformer, mais je promets de venir te visiter cet été. Je ne sais pas encore si je serai feuille de menthe sur ton balcon ou chat de gouttière. Laisse-moi te surprendre.
Je t’aime, d’un amour pur et probablement asexué.
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.