L'élégance

Cher Theus,

 
Hier, j’étais la coccinelle qui arpentait la table de ta cuisine, pendant que télétravaillais. Tu avais ouvert la fenêtre. Le printemps est déjà bien avancé dans ton grand Sud. J’ai essayé de me poser sur ton bras pour sentir le contact de ta peau, mais tu as fait un geste brusque pour saisir son téléphone qui sonnait. Tu as bien failli m’écraser. Alors je me suis posée un moment près de ton ordinateur. Je t’ai regardé écrire, soupirer un peu, regarder le ciel. Sourire aussi. C’est beau de sourire seul. Après quelques heures, j’ai déployé mes ailes et je me suis envolée avec élégance, balançant mes élytres rouges et noires dans l’air lumineux de ton jardin.

Cela fait longtemps que je ne t’ai pas écrit. Tu m’as manqué sans me manquer. Je n’aime pas dire qu’un être me manque. Je préfère exprimer mon désir de passer du temps avec lui. Le manque est cruel et culpabilise, reflète une incapacité d’être avec soi.

Quand mes filles sont chez leur père, elles ne me manquent pas. Je pense à elles avec tendresse. Elles imprègnent mon univers. Je sens, quand je flâne dans une exposition, dans une boutique, ce qui pourrait leur plaire. Même quand je les sais traverser les tourments de l’adolescence, être inquiètes face à un avenir menaçant, j’essaie d’avancer avec légèreté, avec sur les épaules, le poids des petites douleurs de ceux que j’aime et qui sillonnent d’autres plaines, ailleurs.

C’est cela, selon moi, l’élégance, dans la vie. Se faufiler entre les obstacles – il y en a toujours – et observer les fleurs délicates qui se présentent. Marcher sur des talons hauts, très dignement, même quand le sol friable.

Ma grand-mère était un modèle d’élégance. Ses tailleurs crème, ses bijoux, son maquillage discret. Sa boîte ornée de grenats qui contenait son fard à joues. Le diamant 1930 qu’elle portait à son annulaire si fin. Mais surtout sa grandeur d’âme face aux revers de la vie. Sans dissimuler ses blessures, elle nous a éblouis. Oh de petites choses… Boire le thé avec sa femme de ménage, écouter France Musique, faire les mots croisés de Georges Pérec, elle qui n’avait pas fait d’études, prendre soin de sa fille handicapée, et le dimanche parfois aller marcher au bord de la mer avec un homme gentil qui la courtisait. Je ne connais pas plus grande élégance que cela.

À part, peut-être…

Je pense aux Ukrainiens qui serrent dans un bagage deux jeans et trois tee-shirts avant de s’enfuir vers un ailleurs incertain. J’imagine leurs nuits sans sommeil dans des lits de fortune, attaquent une nouvelle journée sans pouvoir prendre de douche. Tous les envois de vêtements et de denrées alimentaires ne changeront rien à leurs tourments, à ce sentiment irréel de perte irrémédiable : un quotidien, un logis, une vie pacifique. Il y a là une vraie élégance dans leurs pleurs, une dignité profonde dans leurs regards. Au regard de laquelle la tenue raffinée que j’ai choisie avec soin, ce matin, est ridicule. Bien sûr, je me suis longuement scrutée dans le miroir. Après avoir changé trois fois de chaussures.

 

Où va le monde, Theus?

Je te caresse le cou du bout des élytres. Un baiser de coccinelle.
 
Ada

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus