Cher Theus,
Cela fait longtemps que je ne t’ai pas écrit. Tu m’as manqué sans me manquer. Je n’aime pas dire qu’un être me manque. Je préfère exprimer mon désir de passer du temps avec lui. Le manque est cruel et culpabilise, reflète une incapacité d’être avec soi.
Quand mes filles sont chez leur père, elles ne me manquent pas. Je pense à elles avec tendresse. Elles imprègnent mon univers. Je sens, quand je flâne dans une exposition, dans une boutique, ce qui pourrait leur plaire. Même quand je les sais traverser les tourments de l’adolescence, être inquiètes face à un avenir menaçant, j’essaie d’avancer avec légèreté, avec sur les épaules, le poids des petites douleurs de ceux que j’aime et qui sillonnent d’autres plaines, ailleurs.
C’est cela, selon moi, l’élégance, dans la vie. Se faufiler entre les obstacles – il y en a toujours – et observer les fleurs délicates qui se présentent. Marcher sur des talons hauts, très dignement, même quand le sol friable.
Ma grand-mère était un modèle d’élégance. Ses tailleurs crème, ses bijoux, son maquillage discret. Sa boîte ornée de grenats qui contenait son fard à joues. Le diamant 1930 qu’elle portait à son annulaire si fin. Mais surtout sa grandeur d’âme face aux revers de la vie. Sans dissimuler ses blessures, elle nous a éblouis. Oh de petites choses… Boire le thé avec sa femme de ménage, écouter France Musique, faire les mots croisés de Georges Pérec, elle qui n’avait pas fait d’études, prendre soin de sa fille handicapée, et le dimanche parfois aller marcher au bord de la mer avec un homme gentil qui la courtisait. Je ne connais pas plus grande élégance que cela.
À part, peut-être…
Je pense aux Ukrainiens qui serrent dans un bagage deux jeans et trois tee-shirts avant de s’enfuir vers un ailleurs incertain. J’imagine leurs nuits sans sommeil dans des lits de fortune, attaquent une nouvelle journée sans pouvoir prendre de douche. Tous les envois de vêtements et de denrées alimentaires ne changeront rien à leurs tourments, à ce sentiment irréel de perte irrémédiable : un quotidien, un logis, une vie pacifique. Il y a là une vraie élégance dans leurs pleurs, une dignité profonde dans leurs regards. Au regard de laquelle la tenue raffinée que j’ai choisie avec soin, ce matin, est ridicule. Bien sûr, je me suis longuement scrutée dans le miroir. Après avoir changé trois fois de chaussures.
Où va le monde, Theus?