chaussettes pour lionceaux

Chère Ada,

 

Tu me touches. En fait tu me fais ressentir tant de choses, tu me rends tour à tour fou de désir et fou de rage, comme quand nous nous aimions de chair et de peau, quand nos corps se rencontraient à divers endroits d’une Europe pacifique, entre deux avions. Barcelone, Berne, Berlin, Paris.

Ne crois pas que je ne t’aie pas vue. Tu étais ma chaussette droite hier. Jaune, bien sûr. Jaune canari, jaune soleil, jaune citronnade, jaune poussin.

Tu fais la forte, mais tu es parfois un tout petit poussin qui attend qu’on le prenne dans le creux de la main. Il arrive que des propos te heurtent, te blessent. Des articles de presse, les paroles stupides d’un médecin, le choix d’un mot dans une bouche, flèches décochées sans un bruit. Des mots te déroutent parfois. Te font douter de tout. C’est humain. Arrête de te cacher, c’est beau, aussi, d’être vulnérable.

Je n’avais pas envie que tu m’espionnes. J’avais des trucs à vivre. Ne me demande pas, je n’ai pas à tout te raconter. Alors j’ai troqué mes baskets pour des bottines. La chaussette colorée que tu étais ne pouvait rien voir, à peine entendre. J’imagine ta déception. C’était un peu vil, je l’avoue.

Je t’ai quand même sentie me caresser les orteils entre les mailles de laine douce. Ta bouche chaude sur la plante de mes pieds, tes petits coups de langue sensuels. Et ta tendresse de malade.

Le soir, je me suis glissé dans le diamant à ton doigt, celui que tu ne quittes jamais, celui de ta grand-mère adorée. Je t’ai vue passer la soirée avec une amie dans un restau italien. Elle demandait les noms de tous les serveurs, ils étaient tous étonnés et un peu charmés. J’ai écouté son récit de vie. Haïti, Québec, l’adoption, des parents qui font comme ils peuvent. J’ai vu les larmes briller dans vos yeux. Vous êtes de formidables guerrières. Des lionnes.

Je suis fatigué ce matin, j’ai mal dormi. J’enfile mes chaussettes roses. J’aimerais que tu sois emberlificotée dans le point de cote étroit et régulier. Viens, je t’attends, dans le creux de mon pied, un peu partout sur mon corps.

J’ai si envie d’oublier les désordres du monde. Me rendormir contre ton pelage hirsute et soyeux, ma lionne au cœur délicat.

Theus

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus