Des brassées de fleurs​

Cher Theus,

Le temps a coulé doucement. Ruisselet transparent où nagent à l’envers des arbres, des mésanges, des nuages. Des truites se faufilent entre les branches, entre les feuillages. Dans ce prisme clair de l’onde, un monde retourné.

 

Tu as peut-être oublié mon nom.

La couleur de mes cheveux.

Le parfum à mon cou et à mes poignets. Unda Maris, de Filippo Sorcellini.

 

J’écoute une chanson italienne, le rythme m’emporte et je chante à l’aveugle, en onomatopées. Je ne comprends rien aux paroles, il est question d’amour et d’années qui passent, je crois. Peut-être aussi de nos jours à Milan. La basilique sombre. Les œuvres d’Anselm Kiefer au Hangar Pirelli. Des pâtes al dente dans un restau élégant en lisière de campagne.

 

Je pense à mon amie Julie Moulin, partie à Katmandou embrasser la dépouille de son père – une chute au cours d’une ascension. Je pense à mon propre père. À la montagne qui appelle, console et meurtrit. Julie la vaillante. Qui, dans Jupe et Pantalon, décrit un corps bien vivant qui se déglingue et s’emballe. Qui, quelques années plus tard en Asie, affronte son propre corps qui se dérobe et se raidit. Nos écrits prennent vie et nous rattrapent parfois.

 
Julie aux mots justes et effilés, Julie à l’humour mordant. Est-ce que la vie joue des tours pendables seulement à celles et ceux qui ont les épaules pour les affronter ? Julie a les épaules pour tout. Julie est mon amie écrivaine qui me renvoie un miroir, celui des petites choses imparfaites et aimées qui un jour s’éteignent. Julie à Katmandou au milieu des couronnes de fleurs. Ces jours-ci, c’est Diwali, la fête des lumières.

Je te parle d’elle, qui me bouleverse, mais j’ai aussi envie de parler de nous, Theus. De moi, d’abord. De mes fuites innombrables. J’ai passé ma vie à fuir l’amour, de peur de le perdre.

 

Je ne t’ai pas écrit depuis des mois.

Tu ne m’as pas écrit depuis des mois.

J’ai retrouvé ma douceur.
Celle que tu ne connais pas.

J’ai été si tranchante.

J’ai cru que, pour vivre enfin, il fallait fourbir ses armes, estourbir la moindre ombre menaçante. Revêtir une armure.
Je me suis trompée.
Je t’envoie des brassées de fleurs.
Je t’envoie un ruisseau de montagne qui coule sous la première neige.
 
Je viendrai te visiter bientôt. Sous quelle forme ? Tu ne le sauras pas.

Tendresses

Ada

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus